Nelson Mandela, « authentique successeur » de Patrice Lumumba ?

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Dans la frénésie médiatique internationale provoquée par la lente « agonie » de Nelson Mandela, beaucoup d’articles, d’émissions, et de débats organisés insistent sur le symbole et sur la grandeur de la personnalité du premier président noir sud-africain. Certains parlent de son héritage politique, mais ne vont pas jusqu’à l’interroger. Et quand ils en parlent, malheureusement, ils ne s’appesantissent pas assez sur l’analyse du combat idéologique et politique de Mandela avant 1990. Car avant de devenir une icône à qui on aura donné des caractéristiques presque christiques, un mythe célébré par les grandes puissances occidentales, il ne faut pas oublier qu’il fut en son temps un pestiféré, qualifié de communiste dangereux. Il est toujours dangereux de vouloir tirer un trait sur l’histoire parce qu’aujourd’hui, on en a fait un mythe indiscutable.

En réfléchissant à toute cette frénésie médiatique, je me rappelai d’un épisode de l’émission Histoire de comprendre de l’historien Alexandre Adler. Dans cet épisode intitulé « Lumumba et la révolution congolaise », l’historien français conclue sa présentation en affirmant que Nelson Mandela était l’authentique successeur de Patrice Lumumba. Peut-on aujourd’hui légitimement comparer les deux personnages alors qu’ils sont devenus chacun à sa manière un mythe universel ? À y regarder de près, la filiation entre ces deux grandes personnalités politiques que met en exergue Alexandre Adler n’est pas dénuée de tout fondement, mais elle n’est pas aussi évidente qu’on le pense non plus.

 

La lutte pour une nouvelle société

Examinons tout d’abord la caractéristique principale qui fondait les sociétés d’oppression dans lesquelles ils vivaient : la société sud-africaine d’avant 1990 et la société coloniale congolaise avaient l’apartheid en commun. Beaucoup seront étonnés que l’on parle d’apartheid au Congo dans les années 1950, mais c’est bien cette forme d’organisation qui régissait la société congolaise. Dans le cadre des 50 ans de l’indépendance « formelle » du Congo, Colette Braeckman a consacré une série d’articles à ce qu’était la vie au Congo à cette époque. Dans le journal Le Soir du jeudi 29 avril 2010, parlant du système ségrégationniste qui existait dans la colonie, elle titrait : L’apartheid « soft » des Belges au Congo. En réalité, cet apartheid n’avait rien de soft, puisque dans la suite de l’article, on remarque que les méthodes décrites par Colette Braeckman correspondent à celles de l’Afrique du sud raciste et ségrégationniste. Pour cette description, elle évoquait l’historien Auguste Morel : « La physionomie et l’organisation des villes congolaises obéissent à deux préoccupations essentielles. D’abord la disposition des différents quartiers et le strict contrôle des habitants indigènes préserveront la population blanche des contacts inutiles : l’administration protège les maîtres blancs installés dans leurs luxueuses cités-jardins contre la propagation d’épidémies ou d’émeutes venues de la ville noire… ». Plus loin, elle évoque le livret d’identité et le passeport de mutation nécessaires au Congolais pour s’installer dans la ville. « Les clandestins » étaient pris dans des rafles et la chicotte était souvent utilisée.

Lumumba et Mandela ont donc évolué quasiment dans la même société d’oppression. Ils étaient tous les deux convaincus que seule une lutte politique pouvait sortir leurs peuples de cette oppression. Et dans cette lutte politique, un point commun caractérisa les deux hommes : ils furent traités de communistes et longtemps marginalisés par l’Occident. En effet, Mandela fut marginalisé et traité comme un rebelle dangereux par tous les dirigeants occidentaux sans exception de cette époque : Margaret Thatcher, George Bush père, Jacques Chirac, les différents gouvernements belges, etc.

 

Le refus de la gangrène tribaliste

Les deux hommes, on le sait aujourd’hui, étaient deux grands visionnaires ayant un coup d’avance sur leur époque. Tout en luttant pour la libération de leurs peuples, ils pensaient à ce que seraient leurs sociétés demain après la chute de l’apartheid. Et tous les deux étaient convaincus qu’on ne pouvait remplacer une domination par une autre lorsque la libération serait enfin obtenue. Lumumba le dit lorsqu’il affirme dans son exposé à la séance de clôture du Séminaire international de l’Université d’Ibadan le 22 mars 1959 : « la période des monopoles des races est révolue »[1]. Les deux hommes avaient le souci qu’un tribalisme excessif et politisé ne gangrène la constitution d’un État uni, débarrassé de toutes les tentatives sécessionnistes ou revanchardes. Lumumba ne déclarait-il pas dans une allocution à Stanleyville le 19 juillet 1960 : « Les Européens qui sont restés chez nous, il faut les protéger, il faut montrer que le peuple congolais est un peuple honnête ; il n’y a plus de Bakongo, de Bangala, de Wagenia, nous n’avons qu’un peuple libre. Nous sommes tous des citoyens et nous devons sauvegarder l’unité nationale »[2] ? Lors du procès de Rivonia, en 1964, au terme duquel il avait été reconnu coupable de sabotage, de destruction de biens et de violation de la loi sur l’interdiction du communisme en vigueur, Mandela avait quant à lui déclaré ceci : « Au cours de ma vie, je me suis entièrement consacré à la lutte du peuple africain. J’ai lutté contre la domination blanche et j’ai lutté contre la domination noire. Mon idéal le plus cher a été celui d’une société libre et démocratique dans laquelle tous vivraient en harmonie et avec des chances égales. J’espère vivre assez pour l’atteindre. Mais si cela est nécessaire, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »[3]

 

La domination économique, divergence entre les deux mythes

Le mythe Mandela ne s’est pas constitué de la même façon que le mythe Lumumba. Si le début des deux mythes a été le même puisque pour tous deux, il a commencé en Afrique, la suite de leur construction ne fut pas la même. Pendant tout le temps qu’il passa en prison, il n’y eut aucun recoin de terre africaine où Madiba ne fut pas considéré comme un héros. Ce qui était loin d’être le cas en occident où pendant longtemps, on le considéra comme un vulgaire criminel. Par la suite, ce même occident en fit une icône médiatique et mondiale, dont même la grimace sur son lit de mort était rapportée comme un sourire pouvant sauver la planète. Ce traitement ne fut pas appliqué à Lumumba après sa mort. Si le Premier ministre congolais est devenu un mythe, c’est grâce aux Africains et aux peuples progressistes du monde, et non grâce aux médias et gouvernements occidentaux. Cette différence de traitement a une seule raison : le choix politique fait par les deux dirigeants au niveau de la justice sociale et économique. Lumumba a toujours pensé et affirmé que les Noirs, tous les Noirs quelle que soit leur condition devaient être sur le même pied d’égalité au niveau économique et social que les Blancs. À aucun moment, Lumumba n’a voulu laisser aux seuls Blancs, ainsi qu’à une petite bourgeoisie noire, les leviers de l’économie de son pays. Et c’est la raison pour laquelle aussi bien l’intelligentsia politique occidentale que religieuse ne porte pas Lumumba jusque aujourd’hui dans son cœur. En conclusion, on ne peut pas dire que Mandela est l’authentique successeur de Lumumba sans y apporter de nuances, surtout en ce qui concerne les choix faits en matière de leviers économiques. Même si l’on sait aujourd’hui que le héros sud-africain était face à un choix cornélien.

Histoire de comprendre : “Lumumba et la révolution congolaise”

http://www.dailymotion.com/video/xmbu6b_histoire-de-comprendre-68-lumumba-et-la-revolution-congolaise_news?search_algo=2#.Ueprpo30Eyo

 

 

 

 


[1] La pensée politique de Patrice Lumumba, textes et documents recueillis et présentés par Jean Van Lierde,  Paris, Présence Africaine, 1963

[2] La pensée politique de Patrice Lumumba, op.cit

[3] Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, 1994