Il y a des rencontres qui vous foudroient en plein cœur. Au début, vous ne comprenez pas. Et puis après, vous réalisez. Des rencontres qui marquent votre vie. Il y a 19 ans, dans ma petite chambre étudiante que je partageais avec mon cousin à Lomé (Togo), je rencontrais politiquement le Premier Ministre Patrice Lumumba. Je le rencontrais à travers le film “Lumumba” de Raoul Peck. À la fin du film, je pleurais à chaudes larmes à la stupéfaction de mon cousin. Sa vie, ses idées, son engagement politique, son intégrité m’ont profondément marqué. J’avalais ses discours, ses interviews. Il est devenu mon modèle politique. Pourquoi ? Parce que Patrice Lumumba est de ces étoiles filantes qui ont durablement marqué le ciel politique mondial. Mon admiration vient du fait que rien ne le prédestinait à ce rôle politique majeur. Dans une colonie où il était interdit aux Congolaises et Congolais d’accéder à l’université jusqu’à la fin des années 1950, il est parvenu à force de volonté, d’intelligence et de courage à démystifier le système colonial. Il portait le projet d’une république congolaise unie et indivisible au sein de laquelle la démocratie, la bonne gouvernance, la lutte contre la corruption et le bien-être des masses congolaises seraient les priorités. Il faisait partie des rares politiques congolais à vouloir faire de leur pays le centre de rayonnement du panafricanisme. En effet, à l’instar d’un de ses mentors, Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba était convaincu que des États morcelés par des frontières arbitraires, économiquement peu viables ne pourraient pas résister face aux autres puissances.
En arrivant en Belgique en 2004, je découvris avec effroi l’image négative injuste que la propagande coloniale avait construite et imprimée dans l’opinion publique. J’ai alors juré d’oeuvrer inlassablement au rétablissement de la vérité sur son œuvre, ses idées humanistes et universelles, sur son image. Je me suis engagé avec d’autres à lutter pour qu’il rentre chez lui. Ce fut très compliqué à la mesure de la force de la propagande coloniale. Avec beaucoup d’autres, nous y sommes parvenus mais le combat est loin d’être gagné. Ce 20 juin, ses restes sont rendus à sa famille et à son pays. La cérémonie qui a été organisée pour l’occasion est digne de la démocratie belge. J’ai entendu les critiques qui évoquaient les arrières-pensées politiques et diplomatiques du gouvernement belge dans le cadre d’une nouvelle stratégie qui serait définie dans les Grands Lacs africains. Il est certain que le gouvernement fédéral y avait un intérêt diplomatique, un intérêt d’image ainsi qu’un intérêt mémoriel suite aux prises de position fortes du roi Philippe sur la période coloniale. Néanmoins, ce raisonnement ne se suffit pas à lui-même. Se limiter à ce raisonnement revient à méconnaître le long et inlassable travail mené par les associations et les Mouvements qui ont lutté pour la réhabilitation de l’image du Premier Ministre et le rapatriement de ses restes. Leurs actions patiemment mises en oeuvre ont aussi abouti à ce résultat. Par contre, ce qui n’est pas digne d’une démocratie, c’est la manière dont la dépouille du Premier et de ses compagnons – Joseph Okito et Maurice Mpolo – lâchement massacrés ont été traités. Un traitement révoltant, y compris lors du déroulement de la commission d’enquête parlementaire belge chargée de faire la lumière sur la mort du Premier Ministre. En effet, l’un des deux gendarmes qui ont découpé les corps et les ont fait disparaître dans l’acide sulfurique, Gérard Soete, avait dit devant cette commission avoir jeté les restes qu’il avait conservés (deux dents) dans la mer du Nord. À aucun moment, la commission d’enquête qui avait des pouvoirs de police n’est allée perquisitionner chez lui pour vérifier la véracité de ses propos. On connaît la suite.
Enfin, le rapatriement des restes ne signifie pas la fin de l’histoire. La plainte pénale déposée à Bruxelles par la famille biologique du Premier Ministre en 2011 contre 10 personnalités belges doit aller à son terme. Elle a été déclarée recevable par la justice belge et les faits ont été qualifiés de “crimes de guerre” les rendant imprescriptibles. Une instruction a été ouverte et elle est toujours en cours. En témoigne l’imbroglio politico-judiciaire né de la perquisition du parlement fédéral par l’actuelle juge d’instruction déterminée à mener l’enquête jusqu’au bout. Il reste encore deux personnes visées par la plainte en vie, Étienne Davignon et Jacques de Brassine. La justice doit aller au bout et ne pas traîner pour laisser l’action s’éteindre.
Mon maître à penser rentre enfin chez lui. Mais le combat continue. Avec d’autres, je ne cesserai jamais de me battre pour que ses idées puissent continuer à vivre.