Au commencement de l’ouragan décolonial, étaient le “bon papa” et le prof savant

Juin 2010, la Belgique fête allègrement le cinquantenaire de l’indépendance de ses anciennes colonies, et plus particulièrement du Congo. L’atmosphère n’avait jamais autant été à la nostalgie coloniale. Le roi Albert II était au Congo, à la grande satisfaction des commentateurs et commentatrices. Les images d’Épinal diffusées par les médias étaient empreintes d’un exotisme qui illustrait la profondeur du travail qui restait à réaliser sur les mentalités. Le journal Libération ne s’y était d’ailleurs pas trompé et avait titré dans un article de Sabine Cessou https://www.liberation.fr/planete/2010/07/01/albert-ii-au-congo-en-colonie-de-vacance-belge_663037/ à propos de ce voyage : “Albert II au Congo, en colonie de vacance belge“. En Belgique, certaines activités institutionnelles organisées à l’occasion de ce cinquantenaire permettaient de se donner bonne conscience et de se rassurer. D’autres, organisées par la société civile, permettaient d’engager une vraie réflexion de fond sur les conséquences de l’histoire coloniale sur notre société. Dans les médias, les analyses de fond étaient rares sur le sujet. On en lisait certaines dans Le Soir sous la plume de Colette Braeckman. Pour le reste, ce qui m’apparaissait comme évident à l’époque, était très loin d’émerger dans le débat public. Les institutions, les médias et la société en général avaient très peu conscience de cette aspiration à la décolonisation enfouie chez beaucoup de jeunes, à commencer par les jeunes d’ascendance africaine. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant que dans toutes les manifestations publiques et médiatiques, l’expression “décolonisation” n’ait jamais été prononcée concernant la société belge.

C’est dans ce contexte que s’achevaient les “Assises de l’interculturalité”. Commandées par la Ministre Joëlle Milquet, alors Vice-Première Ministre en charge de l’interculturalité, ces assises qui se sont déroulées entre septembre 2009 et septembre 2010, avaient des objectifs ambitieux. Dresser un état des lieux de la manière dont la diversité était gérée à l’époque en Belgique, cerner là où les problèmes se posent encore et, faire des recommandations pour résoudre ces difficultés. Rien que ça. 22 experts de la question s’y étaient collés. Et pour la première fois dans un forum comme celui-là, le travail sur l’histoire coloniale en Belgique est couché dans les recommandations. C’est essentiellement l’espace public et l’enseignement de l’histoire coloniale qui firent l’objet de recommandations. On était donc bien passé au-dessus de la classique et convenue augmentation de l’aide au développement en faveur des ex colonies. Mais jamais le mot “décolonisation” n’est prononcé ou écrit. Une grande partie de la gauche salue le rapport. La droite conservatrice râle. Classique me direz-vous. Mais le conservatisme se niche partout concernant la question coloniale. J’y reviendrai dans un autre billet relatant l’histoire du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations.

“Le roi a été accueilli comme un bon papa par les Congolais”

Le rapport ayant été rendu, les festivités de sa remise clôturée, il fallait aller prêcher la bonne nouvelle. Objectivement, ce rapport était bon. On a beau être d’accord ou pas avec ce qui avait été écrit, toujours est-il qu’un véritable travail de fond a été réalisé. Des questions qui n’étaient jamais abordées l’avaient été. Mais une fois le rapport sorti, le voilà déjà fortement attaqué. À problème exceptionnel, solution exceptionnelle. La Ministre Milquet et son parti, le cdH dressent les barricades et envoient les tireurs d’élite au front. Parmi ceux-ci, le général Delpérée qui devait défendre le rapport à l’Université Saint-Louis devant un public venu nombreux dans le cadre de la Semaine d’Actions contre le Racisme organisée par le MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémtiisme et la Xénophobie. Tout se passait comme sur des roulettes jusqu’à ce que la partie réservée à l’histoire coloniale soit abordée. Et c’est là que cet esprit brillant tomba armes à la main sous le coup de la nostalgie coloniale. Il ne comprenait pas l’utilité de ce passage. Les esprits commençaient véritablement à s’échauffer dans cet auditoire 5. Des Afrodescendants noirs et d’origine maghrébine pestaient contre cette nostalgie coloniale. Piqué au vif, le prof savant ne se laissa pas démonter et apporta la touche finale à sa belle oeuvre. Comme emporté par la bravoure face à l’adversité, il jeta à la figure du public : ” « il ne faut pas être plus Congolais que les Congolais. Ils veulent remettre sur pied les statues des pionniers de la colonisation et celle du Roi Léopold II. Si on veut débaptiser les rues, on peut remonter alors très loin, à Vercingétorix, ou déboulonner la statue de Godefroid de Bouillon qui ont été de vrais bouchers. » Allant plus loin dans son ironie méprisante, le Sénateur affirma avec un ton paternaliste: « lors de son dernier voyage, le Roi a été accueilli par les Congolais comme un bon papa ! »

L’étincelle tant attendue

Qui pouvait prévoir que cette phrase lancée ce soir-là allait enclencher- un nouveau cycle de lutte contre le racisme colonial et les conséquences qui en sont issus ? Cela faisait plusieurs mois qu’avec d’autres, j’essayais de rassembler des associations et des personnalités autour de l’idée qu’au-delà du racisme élémentaire, il fallait aller à l’une des grandes sources du problème : la manière dont la propagande coloniale a formaté les esprits mais aussi les agissements structurels et institutionnels. Avec ma casquette de Chargé d’Éducation permanente au MRAX, je ne cessais de plaider pour cette convergence.  Ces propos de Delpérée agirent comme un coup de fouet. Au-delà de la lettre ouverte dénonçant les propos, ce fut véritablement un électrochoc. Spontanément et pour la première fois dans l’histoire de l’associatif afrodescendant en Belgique, des structures et des personnalités des 3 régions du pays se réunirent avec pour seul mot d’ordre : cette étincelle allumée ne doit pas s’éteindre ! Les prémisses du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations étaient donc posées. Ce ne fut pas simple de s’entendre entre Afrodescendants venus de Flandre, de Bruxelles et de Wallonie, tant les différences culturelles en termes de pratiques associatives étaient grandes. L’émergence du Collectif fut le fruit d’un dur labeur. Mais ça, c’est une autre histoire à raconter dans un nouveau billet.