Le procès du système esclavagiste de Léopold II aura bien lieu

Les remous suscités par la volonté de la ville de Bruxelles d’organiser une commémoration en hommage au roi Léopold II le 17 décembre dernier, illustrent non seulement le malaise, mais aussi et surtout un déni persistant sur une page importante de l’histoire de la Belgique que les dirigeants n’osent pas regarder en face. Suite aux résistances des associations africaines et anticolonialistes à la tenue de cet hommage, les réactions ont été violentes, pour certaines d’entre elles, condescendantes, paternalistes, voire assumant clairement la suprématie de la prétendue « race » blanche sur la prétendue « race noire ». À celles-là notre silence décent est plus qu’une réponse. D’autres réactions avec lesquelles nous ne sommes pas en accord ont quant à elles été rationnelles. Nous prenons la peine de répondre à celles-là, plus honorables.

Un évident problème de sources marqué par une longue propagande d’État

Notre volonté est celle de nous situer sur le terrain du débat rationnel si enfin, on accepte d’ouvrir le débat, à commencer par l’État à qui le Centre interfédéral pour l’Égalité des chances recommandait en 2011 déjà de mettre son histoire coloniale au clair[1].

Le premier problème qui se pose dans ce débat est celui des sources. Nos détracteurs depuis des années ne citent que les mêmes historiens – Jean Stengers, Vincent Dujardin, Pierre-Luc Plasman, etc. – dont ils ont érigé les travaux en parole révélée. Que pensent-ils des travaux des historiens africains ? Des travaux de ressentiment et de vengeance. Les sources anglaises et américaines ? Des instruments de la propagande anglo-saxonne. De qui se moque-t-on ? La propagande historique sur la période coloniale a été une spécialité belge de près d’un siècle conçue par Léopold II dont les effets se ressentent encore aujourd’hui. L’exposition scientifique « Notre Congo/Onze Kongo, la propagande coloniale belge dévoilée »[2] organisée l’année dernière par l’ONG CEC l’a assez démontré. Pourquoi les sources anglo-saxonnes seraient-elles moins crédibles que certaines sources belges marquées par cette puissante propagande ? Y aurait-il en la matière des historiens belges compétents et des historiens dans le reste du monde incompétents et propagandistes ?

Notre position est qu’on ne peut balayer aucune source d’un revers de la main. Il faut les étudier avec un œil critique, car la critique des sources permet au lecteur d’avoir également un œil averti sur ce qu’il lit avant de se forger des convictions.

Le mythe de Léopold II anti-esclavagiste

Attribuer à Léopold II le brevet de « libérateur des peuples congolais de l’esclavage »[3] est un non-sens historique. Le but premier de Léopold II, était l’exploitation économique sans scrupules comme tous les dirigeants impérialistes réunis à la conférence de Berlin de 1885 pour partager l’Afrique comme un gâteau. L’historien congolais Élikia M’bokolo rappelle que tous ces dirigeants « avaient à l’esprit non pas la prétendue mission civilisatrice à laquelle concourait une Europe devenue brusquement unanime, mais les intérêts bien entendus du commerce et de l’économie de chacun de ces États »[4]. Léopold II était entièrement dans cet état d’esprit mercantiliste. Jean Stengers lui-même n’écrira-t-il pas citant Stanley que «  le roi est d’une voracité incroyable » ? En effet, Léopold II, n’a véritablement fait la guerre que pour remplacer un système esclavagiste par un autre, le sien. Un anti-esclavagiste ne peut soumettre ceux qu’il aurait libérés à des travaux forcés jusqu’au sang. Pour étayer cette thèse faisons appel grâce à un autre historien congolais, Jean-Marie Mutamba Makombo, à la ligue suisse de défense des indigènes engagée sur le terrain. Voici ce que note un des animateurs de la ligue pour décrire au mieux son observation cite Sydney Olivier dans son livre Capital blanc et travail noir (1907) : « ce système est tout ce qu’il y a de plus simple. C’est pour ainsi dire l’ancien esclavage à rebours »[5].

On peut jouer sur les mots et estimer que le « travail forcé » accompagné des châtiments les plus ignobles n’est pas un esclavage d’un point de vue strictement juridique. Mais qu’en pensent les victimes qui ont subi ces travaux forcés jusque dans leur chair ? Voici le point de vue intéressant d’Élikia M’bokolo : « Juridiquement, les statuts sont différents. L’esclave est le bien de son maître. Le travailleur forcé, lui, reste libre en droit. Cela dit, dans les faits, les travailleurs forcés sont réquisitionnés et maintenus au travail sous la contrainte. Ils ne touchent aucun salaire et doivent être nourris par les populations des villages qu’ils traversent…Et, bien sûr, les travailleurs forcés, comme les esclaves, sont encadrés par des forces de l’ordre, des milices africaines recrutées sur le territoire même, et commandées par des Européens. On comprend que, pour les Africains, esclavage ou travail forcé, cela n’ait pas fait de différence. »[6] Cela a le mérite d’être clair.

“Le travail en Afrique, l’or à Bruxelles. Voilà la devise de l’Etat indépendant du Congo” (Albert 1er)

L’idée des effets soi-disant positifs de la colonisation pour les populations locales revient inlassablement comme une espèce de justification d’une entreprise de déshumanisation. Mais la véritable question que l’on doit se poser sur cet argument est celle-ci : les infrastructures occidentales étaient-elles philanthropiques ? Étaient-elles construites au profit du Noir ? Bien sûr que non ! Elles étaient construites dans un unique but : mettre en place les outils permettant d’exploiter au maximum économiquement les colonies au profit de la métropole et dans le cas du Congo, au profit de la Belgique et de Léopold II. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le premier à être d’accord avec ce point de vue est un illustre membre de la famille royale, le troisième roi des Belges, Albert 1er comme le rappelle le chercheur congolais Anicet Mobé qui rapporte les propos écrits par le Roi dans ses carnets lors de son voyage au Congo en 1909 : “Le travail en Afrique, l’or à Bruxelles. Voilà la devise de l’Etat indépendant du Congo[7]. Dans ses carnets que l’on peut encore consulter au Musée Belvue, Albert 1er n’hésite pas à critiquer vertement le sort réservé par l’État indépendant du Congo aux populations vivant sous son joug. Quant à ce travail de scolarisation dont certains ne cessent de clamer les mérites, il avait en réalité un objectif d’aliénation et d’assimilation visant à créer des sujets et non des citoyens et à garder les populations sous contrôle et sous exploitation pour toujours. La suite de l’histoire coloniale le montrera avec cette petite caste des « évolués » qu’on cantonnera aux études secondaires. L’université sera interdite aux Congolais afin qu’ils ne puissent pas décoder et se révolter contre le système qui leur était imposé.

Le « système » qui a fait des millions de morts a une responsabilité au sommet

Certains de nos responsables politiques et de nos intellectuels nourris à l’idéologie et à la propagande léopoldiennes font systématiquement barrage à la mise en cause personnelle de Léopold II en invoquant un « système » qui l’aurait dépassé. Il y avait certes un système d’exploitation féroce basé sur une organisation cohérente et une administration gestionnaire du territoire. Mais ce système et cette administration ont été pensés, créés et incarnés par une personne : Léopold II qui en fut aussi le principal bénéficiaire. Il est tout à fait naturel qu’il soit décrié en tant que chef de ce système criminel.

Par ailleurs, concernant les chiffres, il est encore une fois étonnant que ce soit uniquement en Belgique qu’on ne parle que de centaines ou de milliers de personnes massacrées. Il est à rappeler que l’une des estimations qui fait le plus autorité dans le monde est celui d’un Belge,  Jan Vansina, professeur émérite à l’université du Wisconsin qui valide le chiffre de 10 millions avancé par Adam Hochschild dans son livre Les fantômes du roi Léopold – Un holocauste oublié[8]. Jules Marchal, ancien administrateur territorial au Congo belge, et qui a publié sept ouvrages relatifs à l’histoire de l’État Indépendant du Congo confirme qu’il n’y a aucune exagération dans les chiffres avancés par Adam Hochschild et Edmund Morel qui fut l’un de ceux qui ont le plus enquêté sur les crimes de l’État indépendant du Congo[9].

La falsification et l’ignorance historique au service du refus du devoir de mémoire

Certains arguments avancés par nos détracteurs suffisent à montrer leur ignorance historique ou leur volonté de falsifier l’histoire. En effet, il suffirait de recevoir des cours d’histoire objectifs pour ne pas comparer les contextes belge et congolais de l’époque. Les conditions de vie et de travail des ouvriers belges étaient certes ignobles et indignes, mais ils étaient rémunérés et n’étaient plus soumis à l’esclavage. Les Congolais étaient quant à eux soumis à un servage criminel dans lequel ils n’avaient droit à aucune rémunération, mais plutôt à des châtiments inouïs.

Reconnaître ses torts et s’excuser à travers des gestes politiques et un devoir de mémoire n’affaiblit pas un État, une civilisation. Il contribue plutôt à renforcer la force des principes et des valeurs transmis aux générations futures pour un monde meilleur. Nombre de dirigeants des pays européens coupables de crimes contre l’humanité ou de génocides l’ont montré et le montrent encore : Justin Trudeau avec les peuples autochtones du Canada, Kevin Rudd avec les Aborigènes en Australie, le gouvernement et le parlement allemands avec les Herreros en Namibie, le gouvernement britanniques avec les Mau Mau au Kenya, etc. Si l’État belge se refuse à faire ce travail, il se fera naturellement, et ce sont les jeunes générations qui organiseront le procès au sens propre comme au sens figuré de Léopold II et de son système criminel. Dans ce cadre, l’État belge se construit déjà l’image de soutien des crimes perpétrés et de protecteur de leurs auteurs. Des initiatives existent déjà pour organiser dans ce sens un procès symbolique. Et ce n’est qu’un début…

« Une civilisation qui ruse avec ses principes, est une civilisation moribonde »[10], Aimé Césaire.

 

Kalvin SOIRESSE NJALL, Coordinateur du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations (CMCLD) – www.memoirecoloniale.be

[1] Centre interfédéral pour l’Égalité des Chances et la Lutte contre le Racisme, « Discrimination des personnes d’origine subsaharienne: Le recyclage des stéréotypes », Dossier de presse du 21 mars 2011.

[2] Exposition scientifique de l’ONG CEC (Coopération par l’Éducation et la Culture), « Notre Congo/Onze Kongo ». La propagande coloniale belge dévoilée, Musée Belvue, 04 octobre 2014 – 30 novembre 2014. – Voir aussi les interviews de Julien Truddaïu (CEC) et Elikia Mbokolo par Hugues Dorzée « Les dessous de la propagande coloniale » http://www.imagine-magazine.com/lire/spip.php?article1781

[3] Aymeric de Lamotte, « Non, Léopold II n’est pas un génocidaire! », http://www.lalibre.be/debats/opinions/non-leopold-ii-n-est-pas-un-genocidaire-567922033570ed3894b6608a

[4] Elikia M’Bokolo, « Afrique centrale : le temps des massacres, » in Le livre noir du colonialisme, XVIe-XXe siècle : de l’extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro, Robert Laffont, Paris, 2003

[5] Jean-Marie Mutamba Makombo, L’Histoire du Congo par les textes, Tome I, Éditions Universitaires Africaines, Kinshasa, 2006

[6] Elikia M’Bokolo, « le travail forcé, c’est de l’esclavage », Entretien de Séverine Nikel avec Elikia M’bokolo, http://ldh-toulon.net/Elikia-M-Bokolo-le-travail-force-c.html

[7] Anicet Mobe, « Le roi des Belges, roi souverain du Congo? », http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/le-roi-des-belges-roi-souverain-du-congo_1271318.html

[8] Adam Hoschchild, Les fantômes du roi Léopold – Un holocauste oublié, Belfond, Paris, 1998

[9] Interview de Jules Marchal, « La poursuite du travail forcé après Léopold  II », http://www.larevuetoudi.org/

[10] Aimé Césaire, Discours sur le Colonialisme (1950), 2e édition Présence africaine, Paris,‎ 1955