Le complexe du Camerounais ou le traumatisme du frustré politique

J’ai longtemps gardé ce texte caché car relevant de l’intime le plus absolu. Au-delà du sujet de l’engagement politique, il révèle un drame personnel. J’ai décidé de le publier à la veille de l’hommage à celui que je considère comme mon modèle littéraire, Mongo Béti pour les 15 ans de sa mort. Un modèle d’activisme et de clairvoyance politique. J’ai écrit ce texte la première fois en pensant à lui et à tout ce qu’il a fait pour ce pays mais aussi pour l’Afrique et ses habitants. S’il vivait encore aujourd’hui, le défaitisme politique des Camerounais l’aurait révolté.

L’histoire mouvementée du Cameroun est intimement liée à la mienne. Elle est faite d’un drame particulier, celui de l’exil forcé d’un père qui, au soir de sa vie, pleurait de ne pouvoir rentrer sur cette terre pour laquelle avec des camarades, il voulait une vraie indépendance, une vraie liberté. Le drame ne s’arrêta pas à sa vie d’exilé, il se prolongea même dans la mort. En effet, même son corps sans vie ne put à l’époque rentrer au pays, comme celui de beaucoup de Camerounais qui osèrent s’opposer à la dictature néocolonialiste qui sévit encore aujourd’hui. La mort l’enleva à quelques encablures du vent de démocratisation du début des années 1990, qui allait permettre à plusieurs résistants de fouler à nouveau le sol du Cameroun.

Depuis ce décès en 1989 jusqu’à mes 18 ans, mon rapport au Cameroun fut celui du mythe. Cette terre si inaccessible, si lointaine était dans mes pensées celle de la résistance acharnée, celle où des résistants se sacrifiaient pour leur patrie. Une terre où les citoyens préféraient les orties douloureuses de l’exil aux ors d’une république indigne et vendue. Mon père, par cette nostalgie qui le mina jusqu’à la mort, par son histoire personnelle, forgea dans mon esprit une image politiquement idyllique du Camerounais.

Sans véritablement le connaître, mon admiration pour le Camerounais fut sans limites. Sans rencontrer le Camerounais pour vraiment le connaître, je m’accrochai à ce que je trouvai, à savoir une image. L’image du symbole conquérant des Lions indomptables qui, au milieu des années 1980, et au début des années 2000, écrasaient tout sur leur passage. Voir ces grands gaillards costauds, durs au mal, mouiller le maillot, entretenait en moi cette relation avec un Camerounais indomptable politiquement. Pendant les matchs qui opposaient le Cameroun au pays de ma mère, le Togo, je m’éclipsais en fin de match pour laisser exploser ma joie dans le dos de mes cousins, de mes oncles et de mes tantes qui maugréaient. « Que t’a apporté le Cameroun depuis que tu es né à part un père mort en exil, une mère éplorée et une famille paternelle que tu n’as jamais connue ? », entendis-je un jour de victoire du Cameroun. Je pris conscience ce jour-là en effet que, je tournais le dos à la terre qui m’a donné le lait, au profit d’une terre pour laquelle j’avais développé un fantasme qui reposait uniquement sur mon imagination.

Que valait en réalité le Camerounais politiquement ? Cette question vint me tarauder l’esprit au début du lycée, à l’âge où mes premiers questionnements politiques prenaient de la consistance, à l’heure où vivant au cœur du village présidentiel togolais, mes premières idées contre le régime autoritaire de ce pays surgissaient. À cette question, je n’obtins une réponse que trois ans plus tard, à mon entrée à l’université à Lomé où je pus fréquenter des Camerounais. Il est conseillé de s’abstenir d’effectuer des généralisations, mais le Camerounais, dans son attitude à Lomé comme à Bruxelles, était tel que je l’avais imaginé : fort en gueule, vindicatif, revendicatif, mais politiquement absent… sur son pays en tout cas. Aujourd’hui, je distingue bien le cercle d’initiés et d’activistes politiques camerounais du Camerounais lambda, celui qui ne manifeste pas, qui ne s’engage pas, qui n’ose pas parler de la situation politique de son pays, qui n’ose pas participer aux activités politiques organisées sur son pays, celui-là forme la majorité. « Hors de chez lui, le chien a la queue entre les jambes et n’aboie pas » dit le proverbe africain. Le Camerounais hors de chez lui, concernant la situation dans d’autres pays africains crie, gronde, peste, manifeste, se mobilise, mais une fois de retour chez lui, il s’adoucit, replie sa queue entre ses jambes et laisse Popaul[1] tranquillement aux affaires sans trop le bousculer.

À Bruxelles, cette vision du Camerounais ne changea pas, elle se renforça même. Quand je m’étonnai de cette passivité politique en comparaison avec l’activisme politique des Togolais, certains d’entre eux me répondirent : « mon frère, en Europe, on cherche l’argent d’abord, la politique ne donne pas à manger. » En réalité, cet argument n’était qu’un faux fuyant. Quelle ne fut pas ma surprise de voir la mobilisation des Camerounais lors de la crise ivoirienne ! Si les Camerounais avaient pu combattre aux côtés de Laurent Gbagbo, ce dernier aurait eu des millions de soldats camerounais ! Longtemps, la Côte d’Ivoire resta le sujet de préoccupation politique majeur des Camerounais aussi bien dans la diaspora que dans leur pays. Ils sautèrent sur l’occasion comme des morts de faim, oubliant leurs propres problèmes quotidiens. Les manifestations de 2008 contre la vie chère au Cameroun qui furent durement réprimées dans le sang par le pouvoir n’eurent par exemple aucune suite. La passivité politique se réinstalla, calmement, dans l’acceptation générale. Les Camerounais préféraient vociférer sur Alassane Ouattara, cela leur donnait bonne conscience par rapport à cette passivité totale dans laquelle ils végétaient.

Je m’interrogeai alors sur les ressorts profonds de ce silence, de cette apparente passivité, de ce fatalisme qui amenait de nombreux Camerounais à attendre, assis là à ne rien faire, la mort de Paul Biya. Je ne trouvai la réponse qu’après avoir lu deux livres, dont les contenus sont complémentaires : Remember Ruben, roman dans lequel Mongo Béti, l’un des meilleurs écrivains africains du 20e siècle, racontait par la fiction le Cameroun de la lutte pour l’indépendance et l’action de Ruben Um Nyobè, l’un des plus grands résistants panafricains à la colonisation française. Je retrouvai ce même Ruben dans le livre Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique 1948-1971, livre dans lequel les auteurs – Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsita – racontent après une recherche minutieuse, les moindres détails d’une guerre sauvage faites de massacres, que la France et ses alliés camerounais vendus, menèrent aux indépendantistes dirigés successivement dans la résistance par Ruben Um Nyobè, Félix Moumié et Ernest Ouandié. De ces lectures, j’en arrivai à une conclusion : le Camerounais était un vrai frustré politique ! Et sa frustration, il ne la libère qu’en s’investissant dans la protestation politique touchant d’autres pays.

La guerre indépendantiste au Cameroun avait laissé un profond traumatisme dans le pays pour deux raisons : les morts se comptaient par centaines de milliers, les familles furent déchirées, – j’en sais quelque chose – les exilés très nombreux. La deuxième raison est celle de la dure défaite des indépendantistes. Malgré les nombreux sacrifices, l’Union des Populations du Cameroun, parti presque mythique et très secret de l’époque qui mena cette guerre impitoyable, n’eut pas un seul instant accès au pouvoir pour réaliser son programme. Ses membres politiquement bien formés furent pourchassés, torturés, emprisonnés, exécutés. La France, De Gaulle à sa tête, en profita pour expérimenter pour la première fois le néocolonialisme : elle installa au pouvoir des personnes qui furent ses valets, des personnes qui ne connaissaient absolument rien à la politique. La Françafrique était née. Le frustré politique camerounais aussi. L’idée selon laquelle ceux qui s’occupaient de politique n’accéderaient jamais au pouvoir, s’ancra durablement dans le pays et dans les consciences camerounaises. Pire, le pouvoir en place parvint au fil du temps et sur cette base à imprimer dans ces consciences l’idée selon laquelle faire de la politique constituait le mal absolu ! C’est pourquoi à Bruxelles et en Belgique, vous verrez plus d’activités camerounaises centrées sur le festoiement – danses, mangeailles et beuveries – que d’activités centrées sur la réflexion de ce que sera le Cameroun de demain. Allez dans les premières, vous les trouverez désertes, allez dans les deuxièmes, vous les trouverez bondées. La fête sans réflexion, sans contestation, sans opposition, voilà ce que le pouvoir camerounais a réussi à imposer dans les têtes. C’est une tendance que l’on observe dans beaucoup de diasporas africaines en Europe, mais plus encore chez les Camerounais. Pour vider leur frustration politique, ils préfèrent faire de la politique à l’étranger.

Depuis ces années de plomb, un seul parti politique a réussi à garder politiquement la tête froide malgré les multiples tentatives visant à le déstabiliser. Il s’agit de l’Union des Populations du Cameroun qui, n’a pas lâché le combat, qui continue malgré les difficultés à mobiliser, à organiser des rencontres politiques pour sensibiliser les Camerounais et les Africains sur le devenir de leur pays et de leur continent. Depuis quelque temps, j’ai l’honneur d’être invité par ce parti pour modérer certaines des conférences-débats qu’ils organisent. J’accepte ces invitations avec plaisir, avide d’apprendre et de comprendre les enjeux qui, il y a plus 40 ans, ont jeté mon père sur les routes de l’exil, des enjeux qui perdurent encore aujourd’hui.

Je terminerai mon propos par cette éloquente maxime de Ruben Um Nyobè : « La politique touche à tout et tout touche à la politique. Dire que l’on ne fait pas de politique, c’est avouer que l’on n’a pas le désir de vivre. » Le Camerounais est un activiste politiquement endormi ; le Cameroun est quant à lui un volcan politiquement endormi, le jour où ils se réveilleront, le monde entendra le bruit assourdissant de leur réveil.

[1]              Surnom du président camerounais, Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, année où je vins au monde. 34 ans après, il est toujours là presque indéboulonnable, multipliant des scores soviétiques lors d’élections cadenassées et complètement frauduleuses.