Rapport du Groupe de Travail sur la décolonisation de l’espace public bruxellois : des acquis et des faiblesses

Le 17 février dernier, le Groupe de Travail sur la décolonisation de l’espace public mis en place par le gouvernement bruxellois a enfin rendu son rapport après un an et demi de travail.

La mise en place de ce Groupe de Travail ne vient pas de nulle part. Il fait suite à la résolution relative à la décolonisation structurelle et inclusive de l’espace public déposée à mon initiative au parlement bruxellois. Initialement portée par la majorité, nous avons, après discussions, pu rallier les voix d’une grande partie de l’opposition. Une résolution déposée le 4 juin et votée le 17 juillet 2020. Le MR s’est abstenu, la NVA et le Vlaams Belang ont voté contre. La manifestation “Black Lives Matter” du 7 juin 2020 qui a rassemblé près de 15000 personnes sur la Place Poelart a mis la pression sur les mandataires politiques afin que nous puissions nous saisir avec sérieux et gravité de la question. Il s’agit en effet un outil qui doit servir avant tout à lutter contre le racisme et les discriminations.

Cette résolution a acquis une grande légitimité démocratique et a donné la force nécessaire au gouvernement bruxellois pour mettre en place ce Groupe de Travail à travers Urban Brussels et le Secrétaire d’État Pascal Smet. Le rapport rendu a tenu compte de l’esprit de la résolution qui préconisait de refuser tout tabou concernant les solutions à appliquer pour décoloniser notre espace public. Il n’est pas question de raser entièrement les traces de la colonisation, ni de ne pas y toucher. Le rapport indique explicitement : « Le groupe de travail souligne l’importance de la préservation et de la gestion des traces  et vestiges historiques en tant que documents et points d’ancrage urbains pour une  mémoire historique critique publique et pour une conscience décoloniale. Dès lors, le  groupe de travail ne recommande pas forcément la suppression ou le déplacement des symboles coloniaux, et leur destruction éventuelle ne peut être qu’exceptionnelle et doit  être dûment argumentée. Par ailleurs, il estime nécessaire de valoriser les traces et  vestiges qui indiquent et racontent la présence historique des Congolais, des Rwandais  et des Burundais en Belgique »

L’éventail de solutions doit être pluriel : la contextualisation visible et marquante, la diversification à travers la création de nouveaux monuments, de nouveaux noms de rues, places qui mettent en lumière les résistances à la colonisation, à l’esclavage, etc. Cette solution a l’avantage de sortir de la propagande coloniale qui a historiquement imposé un récit à sens unique. C’est également l’occasion de mettre en valeur le travail des artistes à qui peuvent être confiées les œuvres de contextualisation mais aussi celles qui sont à créer.

L’espace public n’a jamais été statique

Du côté du MR, d’où sont venues les critiques les plus virulentes, on a l’impression qu’on marche à rebours du sens de l’histoire. En effet, on a pu entendre de la bouche de certains mandataires libéraux parler « d’entreprise de saccage ». Ces mandataires estiment que seule une contextualisation minimaliste est acceptable, dans la mesure où on ne doit pas effacer les traces de l’histoire. Cette position sonne creux car l’argument est très faible du point de vue historique et politique. Néanmoins, cette position vit dans l’opinion, c’est pourquoi il est important de montrer en quoi elle n’est pas juste. Attelons-nous tout d’abord à déconstruire un mythe : celui selon lequel les traces de la colonisation sont le reflet d’une époque où tout le monde pensait la même chose. Une telle position n’est pas le reflet d’une époque, mais le reflet de la propagande et de choix politiques de l’époque. Les voix dissidentes à celles qui portaient le projet colonial étaient mises sous éteignoir. L’espace public ne reflète donc pas du tout la complexité des opinions de l’époque. Par ailleurs, l’espace public n’a jamais été statique, dans aucun pays. Si tel était le cas, il serait saturé depuis des millénaires puisque de tous temps, des statues sont tombées et de nouvelles ont été érigées à leur place. Comme le rappelle l’historienne Chantal Kesteloot, les faits historiques ont toujours eu des impacts en termes de changements dans l’espace public. Ainsi, les premières et deuxième guerres mondiales ont influencé les attributions toponymiques dans les communes bruxelloises. Idem pour l’apparition de noms en lien avec la révolution et l’indépendance de la Belgique1.

Léopold II : il n’y a pas de tabou

Beaucoup de commentaires se sont concentrés sur le cas de Léopold II. C’est une constante lorsque le débat revient. Le groupe fait une proposition en deux phases. En premier lieu, l’élevation d’une construction temporaire qui dissimule la statue et qui serve aussi de support pour des  informations sur l’histoire coloniale belge et sur le processus d’intervention sur ce site,  ou que la statue soit retirée de son socle et que ce socle vide soit utilisé pour des  interventions artistiques temporaires. En second lieu « Puis, comme transformation permanente, le  premier scénario que nous recommandons est de fondre la statue, le bronze fondu  servant à la réalisation d’un mémorial commémorant les victimes de la colonisation; le deuxième scénario consisterait à déplacer la statue et établir sur l’espace libéré un nouveau narratif sur l’histoire coloniale, peut-être faisant référence à des traces et vestiges dans la proximité du site ». Il s’agit d’une proposition qui doit être débattue et qui doit être prise en compte. Il ne doit y avoir aucun tabou. Le groupe ne propose pas de faire disparaître Léopold II de l’espace public. Le deuxième roi des Belges a une multitude de traces dans la capitale.

Un rapport avec des faiblesses

Si le rapport fait des propositions intéressantes, il recèle un certain nombre de faiblesses et de manquements.

Tout d’abord, Le rapport parle peu des processus qui ont amené à contextualiser, modifier l’espace public colonial : la contextualisation de la plaque à Mons, l’inauguration de la place Lumumba ou la décision de déplacer la statue de Storms, la commune d’Anderlecht qui contextualise l’arrêt de tram sont les résultats de processus : luttes, revendications, négociations, échanges. Assez peu de ces éléments sont présentés dans le rapport laissant penser que ces changements sont au bon vouloir au mieux des mandataires, au pire des changements qui sont naturels tombés du ciel. Les personnes, structures et Collectifs qui ont mené ces luttes sont pour la plupart invisibilisées dans le rapport. L’un des exemples les plus patents est l’invisibilisation du travail de l’artiste Laura Nsengiyumva et de toutes les personnes qui ont travaillé avec elle en ce qui concerne la statue de Léopold II à travers l’initiative PeoPL. En effet, le projet de fonte évoqué dans le rapport a été inspiré par le projet de cette artiste qui a conçu une copie de la statue de la place du Trône faite de glace pour la faire fondre. Cette fonte est très symbolique dans le cadre du processus de décolonisation. À aucun moment dans le rapport, cette inspiration n’est mentionnée. Ce que je trouve particulièrement grave.

Autre faiblesse : à la page 214, il est mentionné : “Le groupe de travail demande que l’on soit attentif au patrimoine ayant trait au rôle joué par Bruxelles dans le commerce transatlantique des esclaves“. À aucun moment, aucune référence scientifique ne vient étayer l’ampleur de l’implication des anciens territoires belges dans le commerce triangulaire. Ce n’est pas du tout documenté. Cet exemple montre à suffisance une absence de rigueur présente à certains endroits du rapport.

Le Groupe de Travail était sensé travailler en tenant compte du lien avec les communes. Elles ont d’ailleurs été théoriquement représentées au sen du Groupe de Travail. Néanmoins, cet engagement ne se traduit pas dans le rendu du rapport. Plusieurs communes bruxelloises n’ont d’ailleurs pas été contactées dans le cadre de ce travail.

Le dialogue : la clé

Pour finir, Le rapport insiste lourdement sur le dialogue sociétal qui doit être mené, sur la prise en compte des éléments dans le cadre d’un plan global et structurel même s’il s’appesantit en détails sur des exemples symboliques précis. Les expertes et experts affirment : « Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la transformation de l’espace public colonial existant en un espace public décolonial véritablement inclusif. » Je ne saurais mieux dire. Ce dialogue sociétal est primordial.

1 Chantal Kesteloot, « Toponymie et mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Les noms de rues à Bruxelles », in Revue Belge d’Histoire Contemporaine, XLII, 2012, 2-3, pp. 108-137.