« Nos frères sud-africains, s’il vous plait, n’enterrez pas l’histoire ! »[1] Cette phrase est celle qui a été choisie par le journal malien Le Républicain comme Une le mercredi 22 avril dernier alors que les violences xénophobes dans les townships de Durban ou de Johannesburg contre des Africains battaient leur plein. Cette phrase résume à elle seule l’incompréhension et l’indignation de tout un continent face à des violences ignobles commises dans un pays chargé de symboles. Il est en effet incompréhensible pour de nombreux Africains que l’Afrique du sud post apartheid en soit arrivée là. Il est incompréhensible qu’une Afrique du sud dirigée par un Noir, membre de l’ANC en soit arrivée à de telles extrémités après la longue mobilisation historique de toute l’Afrique pour abattre l’apartheid.
Face à de telles horreurs, certains s’en sont pris aux populations pauvres des townships, les traitant de racistes et de xénophobes, allant jusqu’à les vouer aux gémonies. Une telle appréciation est un non-sens. Il faudrait dans le cadre de cette affaire retourner la réflexion dans le sens inverse et se poser les bonnes questions : et si ces populations revanchardes n’étaient que des victimes d’une nouvelle forme d’apartheid en Afrique du sud ?
La trahison de l’idéal de l’ANC et du Panafrican Congress de Steve Biko
Il y a quelques années, le journal Courrier International rapportait le témoignage de prix Nobel de littérature indien V.S. Naipaul et de sa femme qui, lors d’une tournée dans le monde avaient décidé de rendre visite à Winnie Mandela, ex-femme de Nelson Mandela et héroïne de la lutte anti-apartheid. Dans un article intitulé « l’amertume de Winnie Mandela »[2], V.S. Naipaul raconte comment malgré les erreurs qu’elle a pu commettre durant cette lutte, Winnie Mandela est restée fidèle à ses convictions. La preuve de cette fidélité est qu’elle n’a jamais quitté Soweto, ghetto d’origine de la lutte anti-apartheid, contrairement aux dirigeants actuels de l’ANC qui sont tous partis trouver refuge dans les beaux quartiers, abandonnant Soweto. Il n’est pas étonnant que la statue de Nelson Mandela ait été érigée dans ces beaux quartiers de Johannesburg au détriment du lieu où il rencontra pour la première fois sa femme Winnie. L’ex première dame raconte dans cet article comment le quartier d’où est parti la révolution des opprimés d’Afrique du sud a été complètement abandonnée. Il ne bénéficie toujours pas d’adduction d’eau et d’énergie électrique, un comble ! Cette situation est le symbole du désastre qu’est devenue la révolution sud-africaine.
La chute du système raciste de l’apartheid ne devait pas signifier uniquement la chute politique du pouvoir blanc. L’apartheid n’opprimait pas uniquement les Noirs, les Indiens et les Métis sur le plan politique. Elle les opprimait aussi sur le plan économique et social. L’arrivée de nouveaux dirigeants noirs à la tête de l’État devait signifier le début de la fin des inégalités économiques et sociales. Or, à la place de cette justice sociale que l’on devait au bas-peuple, on a assisté à la mise en place d’un autre système injuste, un autre apartheid. Il s’agit cette fois-ci d’un apartheid qui n’est pas basé sur la discrimination en raison de la couleur de la peau, mais plutôt d’un apartheid social mis en place et géré par les dirigeants noirs d’une frange de l’ANC. La frange symbolisée par une petite élite noire dont les têtes de pont sont le président Jacob Zuma, Cyril Ramaphosa et d’autres qui se sont enrichis alors que la majorité des Noirs, des Indiens et des Métis croupit encore dans la misère. Secrétaire Général du Syndicat des Mineurs Noirs, un temps pressenti pour succéder à Nelson Mandela, Cyril Ramaphosa est le symbole par excellence de cette évolution de l’ANC vers un « capitalisme noir » outrancier. Aujourd’hui deuxième plus grande fortune du pays, il possède tous les restaurants McDonalds et fait partie du Conseil d’Administration de la mine de platine de Marikana. La mine de Marikana, symbole du cynisme de la frange affairiste de l’ANC vis-à-vis des pauvres. Un cynisme hors du commun qui s’est manifesté lors du massacre subi par les mineurs sud-africains lors des manifestations dans la même mine[3]. Le pouvoir de Jacob Zuma soupçonné de corruption dans de nombreuses affaires n’a pas hésité à ordonner à la police de tirer contre les travailleurs.
Cette petite bourgeoisie noire fait peu de cas de cette population miséreuse au sein de laquelle des sentiments de colère et de revanche sont nés et prospèrent. La popularité du pouvoir en place s’effondre au sein de cette population majoritaire qui pourrait faire basculer un jour le rapport de force politique. Alors, Jacob Zuma et les siens utilisent une arme dangereuse : la manipulation xénophobe des masses populaires au détriment d’autres Africains.
Une xénophobie banalisée et instrumentalisée au sommet de l’Etat
Afin de détourner le regard de l’échec patent qui est le sien dans le domaine de la justice sociale, le pouvoir de Jacob Zuma renvoie la responsabilité sur les Africains installés en Afrique du sud pour travailler ou gagner modestement leur vie. La preuve est que depuis la première vague xénophobe en 2008, le gouvernement n’a absolument rien fait pour calmer les esprits et protéger les personnes menacées. Au contraire, les membres du gouvernement et du parti au pouvoir se sont évertués à mettre de l’huile sur le feu. C’est la ministre de l’eau qui a ouvert les hostilités. Au début de l’année 2015, elle a affirmé que le fait d’avoir « autant de petits commerces » tenus par des étrangers ne pouvait mener qu’à un « désastre ». La ministre des petites entreprises s’est pour sa part engagée à renforcer la réglementation à l’encontre de ces commerçants accusés de pratiquer une concurrence déloyale. « Les étrangers doivent comprendre qu’ils sont ici grâce à notre bonne volonté » et que « notre priorité, c’est d’abord et avant tout notre peuple », a-t-elle insisté. Du côté de l’ANC, le bureau politique a encouragé le gouvernement à « durcir l’application des lois sur l’immigration », ce qui fut déjà fait l’an dernier. Le Secrétaire Général de l’ANC Gwede Mantashe a même proposé l’établissement de camps de réfugiés pour mieux contrôler les étrangers illégaux[4]. Et enfin, la dernière couche xénophobe est venue du roi des Zoulous Goodwill Zwelithini – chef traditionnel des 12 millions de Zoulous – a demandé fin mars aux « étrangers de faire leurs bagages et de retourner dans leurs pays » et d’Edward Zuma le fils du président lui-même.
La réaction du président Zuma et du gouvernement dans son ensemble trahit leur volonté de détourner l’attention des affaires de corruption et de l’impopularité dans lesquelles ils s’embourbent de jour en jour. L’évacuation manu militari des députés de l’Economic Freedom Fighters, le parti de Julius Maliema, ancien leader des jeunes de l’ANC alors que le président allait prononcer un discours sur l’État de la Nation est un signe de la fébrilité du pouvoir.
Vingt ans après la fin officielle de l’apartheid, cette attitude du gouvernement sud-africain et des leaders de l’ANC nous enseigne une leçon : une révolution est rapidement tronquée lorsque les fondamentaux de la lutte ne sont pas préservés à l’aide de garde-fous, notamment ceux qui empêchent la reproduction de l’ancien système sous une autre forme. En Afrique du sud, l’idéal d’une justice sociale pour tous prônée lors de la lutte de libération s’est aujourd’hui évanoui en raison du pourrissement idéologique de la frange embourgeoisée de l’ANC qui a trahi tous ses engagements initiaux.
[1] Kalemba Mwamba, « Nos frères sud-africains, s’il vous plait, n’enterrez pas l’histoire ! », Le Républicain http://maliactu.info/afrique/nos-freres-sud-africains-sil-vous-plait-nenterrez-pas-lhistoire
[2] V.S. Naipaul, « L’amertume de Winnie Mandela », Courrier International, http://www.courrierinternational.com/article/2010/03/11/l-amertume-de-winnie-mandela
[3] Voir Pierre Haski, « Afrique du Sud : Marikana ou l’échec de la bourgeoisie noire », http://rue89.nouvelobs.com/2012/08/28/afrique-du-sud-marikana-ou-lechec-de-la-bourgeoisie-noire-234897
[4] http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/04/17/en-afrique-du-sud-les-etrangers-sont-accuses-de-tous-lesmaux_4617874_3212.html