Héritage de Frantz Fanon : sa pensée de combat fait-elle toujours écho ?

fanon2Le 30 janvier 2015, l’association LABA (Les Amitiés Belgo-Algériennes), le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations (CMCLD) et l’Asbl Dimanche Ensemble ont rendu un vibrant hommage à Frantz Fanon à l’Hôtel de Ville de Bruxelles dans le cadre de la commémoration du 60e anniversaire du déclenchement de la guerre d’Algérie. Aux interventions d’Olivier Fanon, fils de Frantz Fanon, de Ghezala Cherifi, présidente de LABA et de Grégory Corman, professeur de philosophie à l’Université de Liège, a succédé ma contribution au nom du (CMCLD). Une contribution basée essentiellement sur l’héritage de la pensée ainsi que l’action de Fanon, et ce que nous devons en faire.

Conférence 30 janvier 2015 – Hôtel de Ville de Bruxelles

 Hommage à Frantz FANON, défenseur de  de la liberté et de la dignité des damnés de la terre : une pensée plus actuelle que jamais !

 Intervention du CMCLD

Héritage de Fanon : sa pensée de combat fait-elle toujours écho ?

Madame l’échevine, Mesdames, Messieurs, je voudrais tout d’abord au nom du CMCLD adresser mes remerciements à l’association « Les Amitiés Belgo-Algériennes » et plus spécialement à Ghezala Cherifi qui fait un travail de conscientisation important, et qui a souhaité associer notre Collectif à cet hommage à un digne fils d’Afrique, un digne fils de l’Humanité, un des plus importants que la terre-mère ait jamais portés. Mes remerciements vont également à Laetitia Kalimbiriro de l’Asbl Dimanche Ensemble qui a rendu possible dès le départ ce partenariat. Notre gratitude va également à Madame l’échevine pour avoir accepté de porter au-devant de la scène une pensée extraordinaire qui, malheureusement, fut longtemps persécutée en Europe. Votre implication n’en a que plus de valeur à nos yeux.

Au CMCLD, nous considérons que Frantz Fanon a laissé au monde, à la jeunesse, pas seulement africaine, pas seulement noire, mais à la jeunesse du monde entier, debout, résistante, un héritage inestimable. Un héritage d’une richesse inouïe basée sur une pensée profondément ancrée dans l’action. Une pensée dont les secousses, longtemps mis sous éteignoir, provoquent aujourd’hui des tremblements à travers les luttes sociales mondiales ainsi que dans les luttes pour la libération du continent africain. Un continent profondément meurtri par les blessures néocoloniales qui lui sont constamment infligées. Le néocolonialisme, survivance et nouveau visage de ce système inique, déshumanisant et sans pitié qu’était le colonialisme. Système contre lequel Fanon se battit durant sa courte vie au point d’y laisser sa santé.

L’écho de la pensée de Fanon nous revient à travers sa lutte pour un humanisme universel. Il avait une théorie économique du colonialisme, celle de la domination, du piétinement et de l’animalisation de l’Autre pour pouvoir mieux l’exploiter, qu’il soit Noir, Blanc, Rouge ou Jaune d’ailleurs. Aujourd’hui, l’Europe des pauvres, celle qui se réveille aux aurores, celle qui vote Syriza en Grèce, celle qui a marché par milliers dans les rues de Bruxelles le 6 novembre de la défunte année, découvre par les politiques d’austérité l’exploitation de l’Homme par l’Homme que Fanon a combattu, pas seulement par la pensée, mais aussi en prenant les armes en Algérie et dans tout le reste de l’Afrique. L’Europe découvre aujourd’hui l’austérité capitaliste sous son vrai jour : celle qui au nom de l’ultralibéralisme veut créer des crèches normales pour les bébés de ceux qui travaillent, et des crèches mal famés pour ceux qui ont le malheur de ne pas avoir un salaire à la fin du mois. Cette austérité déshumanisante, ségrégationniste, c’est la même à peu de choses près que Fanon dénonçait et combattait dans les anciennes colonies.

L’actualité nous montre donc l’universalisme du message humaniste de Fanon. Son message est universel lorsqu’il affirme par exemple dans l’introduction à son ouvrage Peau noire, masques blancs : « Je veux vraiment amener mon frère Noir ou Blanc, à secouer le plus énergiquement possible la lamentable livrée édifiée par des siècles d’incompréhension ». Ou encore lorsqu’il fait sienne une des plus célèbres phrases d’Aimé Césaire : « Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, torturé en qui je ne sois assassiné, humilié ».

Nous aurions pu régler à notre époque des problèmes éminemment importants ; des problèmes qui nous taraudent et qui rongent notre société, je veux parler des stéréotypes et préjugés négatifs, de la négrophobie, de l’antisémitisme, de l’islamophobie, de la xénophobie et de toutes les formes de racismes. Nous aurions pu les régler si nos gouvernants n’avaient pas tout mis en œuvre pour diaboliser cette pensée salvatrice. Une pensée victime d’ostracisme et d’injustice. En Europe, pendant longtemps, les ouvrages de Fanon furent partout censurés, empêchant leur vulgarisation et leur compréhension par les peuples. Des moyens extrêmement importants furent mis en œuvre pour discréditer cette pensée universelle qualifiée de violente. Vous comprendrez donc mon étonnement et ma stupeur lorsqu’il y a quelques semaines, devant ma télé, je vis et entendis le ministre de l’intérieur français, Bernard Cazeneuve, faire référence à l’universalisme de Fanon qui transpire dans sa légendaire phrase qu’il tenait d’un de ses anciens professeurs de philosophie : «  Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous ». Fanon savait de quoi il parlait. Engagé très jeune dans le bataillon 5 des forces gaullistes durant la deuxième guerre mondiale, celle qui regroupait les volontaires des Caraïbes, il combattit âprement les Nazis au point d’être décoré de la croix de guerre. Mon étonnement face au discours de M. Cazeneuve venait du fait que le censeur d’autrefois réhabilitait sa victime dans la prestigieuse enceinte du Sénat. Ma stupeur quant à elle venait du fait que le ministre se détourna du contexte de la phrase. Contexte dans lequel Fanon rappelait le sens de la phrase de son professeur à savoir qu’un antisémite est forcément négrophobe.

En Afrique, cet ostracisme fut mis en œuvre dans les ex colonies par des pouvoirs vassalisés et soumis au diktat des anciennes puissances coloniales. Et pour contrer cette pensée, on éleva au rang de mythe la pensée senghorienne  faite de complexe d’infériorité, d’idéalisation des cultures occidentales au détriment des cultures africaines, en somme d’aliénation. Fanon ne s’étrangla-t-il pas lorsque le poète-président, Léopold Sédar Senghor, accorda à la civilisation occidentale le brevet de l’abstraction et à la civilisation noire-africaine le brevet de la sauvagerie à travers sa citation : « l’émotion est nègre, la raison est hellène » ? « Avais-je bien lu ? Je relus à coups redoublés. De l’autre côté du monde blanc, une féérique culture nègre me saluait. Sculpture nègre ! Je commençai à rougir. Était-ce là le salut ? » Telle fut la réaction de Fanon face à l’assignation du Noir par Senghor au rythme et à l’émotion. C’est cette aliénation qui nous conduit encore aujourd’hui à être convaincus que les Noirs ont le rythme dans la peau. Ce problème d’aliénation, Fanon le diagnostiqua grâce à une étude clinique minutieuse et au décryptage psychanalytique du stéréotype racial intériorisé jusqu’à nos jours chez le Blanc et le Noir : l’aliénation était tout simplement le produit d’une névrose coloniale savamment provoquée. Sous la férule de dictateurs en service commandé, tels que Mobutu, Houphouët-Boigny, Omar Bongo, Sassou Nguesso, Eyadema, etc., des générations d’Africains, celle de nos parents et de nos grands-parents, furent soumis à cette entreprise d’aliénation et finirent pour beaucoup par se convaincre que le Blanc était ontologiquement supérieur au Noir, et qu’eux-mêmes étaient issus d’un continent qui ne représentait rien d’autre que le cloaque de la terre. Quelle ne fut pas ma surprise, débarquant de mon Togo natal, de constater que beaucoup de jeunes Noirs, Blancs, Maghrébins avec qui j’étudiai à l’Université Saint-Louis, se considéraient comme plus intelligents que moi du simple fait que je venais d’Afrique ! La névrose coloniale diagnostiquée par Fanon les avait atteint de plein fouet !

Les solutions de guérison prescrites par Fanon furent longtemps elles aussi tenues à l’écart. Nous aurions sans doute gagné 50 ans dans le combat contre le drame de la dépigmentation de la peau et contre la détestation de sa couleur et de ses cheveux si nous avions accepté ses solutions. Ne vous étonnez donc pas si vous voyez émerger de plus en plus des structures créées par des jeunes en vue de restaurer la dignité et la fierté de leurs origines, la beauté de leur couleur de peau d’un noir luisant, de leur cheveux crépus, la grandeur de l’Histoire de l’Afrique et de ses diasporas : ne paniquez pas, ils ne fabriquent pas du communautarisme, ils luttent contre la névrose et l’aliénation coloniales avec les armes prônées par Fanon.

Enfin, la désaliénation selon Fanon passe aussi par l’émancipation politique, économique, et l’unité des territoires africains. Comme dans le cadre de la lutte contre le capitalisme colonial sauvage et contre l’aliénation coloniale, Fanon n’était pas un panafricain qui se limitait à la théorie. Il fut un des plus grands panafricanistes, le plus concret dans la lutte pour la libération des peuples colonisés d’Afrique. A la fin des 50 il essaya de discuter et de faire pression en faveur «  d’une légion africaine », une force militaire entièrement africaine afin de résister à l’impérialisme occidental. En 1960, il envisagea d’établir un front au sud de l’Algérie, en amenant clandestinement depuis l’Afrique Occidentale à travers 2000 km une force expéditionnaire susceptible de libérer l’Algérie à partir de l’Afrique subsaharienne. Il y fut d’ailleurs nommé ambassadeur itinérant en 1959 par le Gouvernement Provisoire de la République d’Algérie et par un FLN qui croyait alors fermement dans l’unité africaine. Il est dommage qu’aujourd’hui politiquement, l’Afrique du nord que Fanon avait le rêve de voir s’unir avec l’Afrique noire se sente de moins en moins africaine.

Dans l’analyse et la compréhension des meurtrissures atroces que subit l’Afrique depuis les indépendances, il faut dire que Frantz Fanon était un véritable visionnaire. Il fut l’un des premiers à percevoir avant même la fin du colonialisme les mécanismes par lesquels le néocolonialisme allait se mettre en place sur le continent. Il fut aussi l’un des premiers à déceler l’inconsistance de la majorité des élites et des intellectuels africains prêts à s’allier aux anciennes puissances colonisatrices pour faire le malheur de leurs peuples. À titre illustratif, voici ce qu’il disait de l’une de ces élites dans sa Lettre à la jeunesse africaine rédigée depuis le maquis algérien et publiée le 29 mai 1958 dans le journal du FLN El Moudjahid, je le cite : « L’avenir sera impitoyable pour ces hommes qui, jouissant du privilège exceptionnel de pouvoir dire à leurs oppresseurs des paroles de vérité, se sont cantonnés dans une attitude de quiétude, d’indifférence muette et quelques fois de froide complicité : Monsieur Houphouët-Boigny, député africain, et président du Rassemblement Démocratique Africain (RDA),a, il y a quelques jours accordé une interview à la presse. Après des considérations absurdes sur l’évolution souhaitée d’une Afrique ceinte du drapeau tricolore, il en arrive à la question algérienne et n’hésite pas à affirmer que l’Algérie doit demeurer dans le cadre français. Ce Monsieur, depuis plus de trois ans, s’est fait l’homme de paille du colonialisme français… M. Houphouët-Boigny s’est fait le commis-voyageur du colonialisme français et il n’a pas craint de se rendre aux Nations-Unies pour y défendre la thèse française »

Cette prise de position est d’autant plus éclairante quand on sait ce que cet homme de paille du colonialisme français est devenu : il a dirigé la Côte-d’Ivoire pendant 33 ans et en fait une succursale du néocolonialisme. L’intervention militaire de la France en Côte-d’Ivoire en 2011 est à ce sujet assez édifiante.

Fanon était convaincu que l’insurrection populaire était le seul moyen pour un peuple de se débarrasser de ses tyrans. C’est pourquoi plus loin dans la même lettre, il lance un appel à la jeunesse africaine : « Jeunesse d’Afrique, de Madagascar, des Antilles, où que vous soyez, il faut que vous sachiez que le moment est arrivé pour nous tous d’unir nos efforts et d’assener le coup de grâce à l’impérialisme français… Jeunesse africaine ! Jeunesse malgache ! Jeunesse antillaise ! Nous devons, tous ensemble, creuser la tombe où s’enlisera définitivement le colonialisme ! »

Nous considérons au CMCLD pour notre part qu’au vu de l’actualité récente, cette lettre n’a pas pris une seule ride ! Cette lettre, si Fanon vivait encore aujourd’hui physiquement, il l’aurait écrit la jeunesse tunisienne, à la jeunesse burkinabé, à la jeunesse congolaise et à toutes les autres qui se battent de toutes leurs forces à l’heure actuelle. Et en cela, nous affirmons que tous ces jeunes qui ont pris la route du Palais de Kossyam à Ouaga, du Palais de la Nation à Kinshasa et qui vont le faire incessamment sous peu dans d’autres pays sont de véritables héritiers de Fanon et de sa pensée.

Je ne peux achever mon intervention sans vous parler de l’attachement de Fanon au Congo. Tout le monde connaît sa fameuse phrase : « l’Afrique a la forme d’un revolver dont la gâchette se trouve au Congo ». Mais peu de gens connaissent son attachement à Patrice Lumumba dont nous venons de commémorer la mort le 17 janvier dernier. Fanon était attaché à la lutte du Premier Ministre pour l’unité de l’Afrique, pour l’unité du Congo et contre la mise sous tutelle du pays qui démarrait déjà. Dans un article intitulé « La mort de Lumumba, pouvions-nous faire autrement ? », Fanon prévenait déjà les Africains sur ce qui se passe actuellement dans ce pays dont la population a été clochardisée par des années d’exploitation. Il prévenait contre cette mise sous tutelle qui s’est faite avec la complicité de certains hommes politiques congolais et avec l’ONU comme caution et outil d’instrumentalisation. L’ONU est arrivée dans ce pays en 1960 soi-disant pour rétablir la paix, elle y est encore aujourd’hui avec les mêmes objectifs 50 ans plus tard et la situation y est pire qu’en 1960. Cette même ONU par l’entremise de laquelle la Libye fut bombardée et détruite sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy. Une Libye qui, après le passage des F16 de l’OTAN et de l’ONU est à la merci des groupes terroristes crapuleux qu’ils ont soutenus et qui sont maintenant prêts à commettre des attentats partout dans le monde, y compris en Europe.

Voilà Mesdames, Messieurs, pourquoi nous pensons au CMCLD que la pensée de Fanon est plus que jamais vivante et qu’elle résonne au cœur de toutes les luttes populaires partout dans le monde.

Je vous remercie.

1 réflexion sur “Héritage de Frantz Fanon : sa pensée de combat fait-elle toujours écho ?”

  1. Joel Hubert TSHIMBADI

    je salue le travail de titan que l’ONG réalise au titre de la promotion des valeurs africaines à tous les niveaux. Vous êtes donc à féliciter. Bon courage

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