Dans le cimetière de Sifana près de Sidi Trad où il fut inhumé en 1961 par le futur président Chadli Bendjedid, Frantz Fanon doit se retourner souvent dans sa tombe. Le Hirak – mouvement de résistance populaire actuel en Algérie qui demande un changement de système – aurait été un sujet d’étude intéressant pour celui qui fut l’un des plus grands penseurs de l’anticolonialisme en partant de ses fonctions de psychiatre. S’étant activement engagé aux côtés des Algérien.ne.s et surtout du Front de Libération Nationale pour l’indépendance, ce grand fils d’Afrique, panafricain, doit là où il se trouve recevoir les échos de ces immenses foules qui défilent aujourd’hui dans les rues des villes algériennes. Frantz Fanon a toujours considéré que l’indépendance n’avait de sens qu’en intégrant les questions sociales mais aussi et surtout en tenant compte de la voix du peuple. Il s’est également toujours interrogé sur le rôle joué par les bourgeoisies nationales face au système colonial. Des bourgeoisies nationales qui ont été façonnées et se sont maintenues uniquement pour préserver leurs privilèges. Elles auraient dû constituer des outils économiques puissants au service du bien-être social des habitant.e.s mais aussi de la puissance économique du pays, parfait corollaire d’une lutte politique et parfois militaire pour l’indépendance du pays.
Que se serait-il passé au Cameroun si l’ALNK, (Armée de Libération Nationale du Kamerun), branche armée de l’UPC (Union des Populations du Cameroun) qui revendiquait une indépendance réelle avait gagné la guerre contre la France de De Gaulle et ses supplétifs camerounais ? Que se serait-il passé si les armées de résistance malgaches avaient pris le dessus sur la France ? Aurait-on assisté au même phénomène qu’en Algérie ? La question se pose au regard de la pensée politique de Fanon qui, on le sait, n’hésitait pas à placer les révolutionnaires algériens face à leurs errements. La lutte menée par le Front de Libération Nationale pour l’indépendance de l’Algérie fut une lutte exemplaire et forte qui a inspiré de nombreux peuples en Afrique dont le Cameroun, Madagascar cités plus haut et même la lutte contre l’apartheid menée par Mandela et ses ami.e.s en Afrique du sud. Néanmoins, dans les luttes de libération nationale, lorsque les branches armées prennent le pas sur les branches politiques, elles peuvent aussi prendre la place des bourgeoisies qui ne mettent plus les aspirations du peuple au coeur de leurs préoccupations. L’acquisition de privilèges par les nouvelles bourgeoisies post-indépendance reproduit les mêmes mécanismes que ceux créés autrefois par le colon. Le bien-être social et économique du peuple, sa liberté de pensée et d’action étaient au coeur même des idéaux révolutionnaires de la lutte pour l’indépendance. Il est donc normal que des femmes et des hommes qui défilent aujourd’hui dans les rues ne cessent de se réclamer de cet héritage.
Le problème est systémique. Comment construire une conscience nationale cohérente dont le coeur ne se limite pas à l’indépendance politique mais tient compte aussi des aspirations sociales du plus grand nombre ? Comment construire une conscience nationale qui n’est pas axée uniquement sur les intérêts des bourgeoisies nationales qui ont dans certains pays africains pactisé avec les bourgeoisies autrefois coloniales ? L’Algérie a une chance phénoménale : contrairement à de nombreux pays africains, elle s’est libérée par elle-même. Elle ne s’est pas vue imposer un système politique et une armée au sortir de l’indépendance comme c’est le cas dans d’autres pays. Elle ne doit plus construire une conscience endogène pour trouver la voie du bonheur et de l’auto-émancipation. Elle peut y arriver toute seule. Mais pour cela, une seule condition est requise : la voix du peuple doit être écoutée et traduite fidèlement en actes conformément à l’engagement de Fanon aux côtés du peuple algérien. C’est à cette seule condition que Frantz alias “Ibrahim Omar” Fanon pourra dormir tranquille sur sa terre d’adoption. Les dirigeants algériens le lui doivent bien.